« Nous assistons à l’écroulement d’un monde, des forces immenses sont sur le point d’être déchaînées », entretien avec Frédéric Lordon
Par la Revue des Livres (http://www.revuedeslivres.fr)
Frédéric Lordon est économiste. Il est directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre de sociologie européenne (CSE). Ses derniers ouvrages parus sont D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes, et en alexandrins (Seuil, 2011), Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (La Fabrique, 2010) et L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique (La Découverte, 2011)
Dans ce grand entretien, Frédéric Lordon nous livre ses commentaires et analyses de la crise économique actuelle et de ses origines. Avec un ton incisif et un regard acerbe, il revient sur les causes et effets de la crise elle-même, mais commente également le traitement de l’économie par les médias, la place de l’économie au sein de l’institution universitaire, et l’éventuelle sortie de l’euro. Sonnant le glas du projet néolibéral, l’actualité est, nous dit-il, une occasion unique de changements profonds : un monde s’écroule sous nos yeux. (Version en castillan disponible sur www.rebelion.org)
RdL : Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui est en train d’arriver sous nos yeux, depuis au moins une trentaine d’années, depuis 2008, depuis quelques mois, ces dernières semaines ?
Frédéric Lordon : C’est une leçon de choses historiques. Ouvrons bien les yeux, on n’a pas souvent l’occasion d’en voir de pareilles. Nous assistons à l’écroulement d’un monde et ça va faire du gravât. L’histoire économique, en tout cas celle qui a fait le choix de ne pas être totalement bornée – je veux parler d’auteurs comme Kindleberger, Minsky ou Galbraith – a depuis longtemps médité l’effrayant pouvoir de destruction de la finance libéralisée. Il fallait de puissants intérêts – très évidemment constitués – à la cécité historique pour remettre sur les rails ce train de la finance qui a déjà causé tant de désastres ; en France, comme on sait, c’est la gauche de gouvernement qui s’en est chargée. De sorte que, à la lumière de ces leçons de l’histoire, on pouvait dès le premier moment de la dérégulation financière annoncer la perspective d’une immense catastrophe, et ce sans pourtant savoir ni où, ni quand, ni comment exactement elle allait se produire. La catastrophe en question aura pris vingt ans pour survenir, mais voilà, nous y sommes. Notons tout de même qu’un scénario que certains avaient envisagé d’assez longue date considérait l’hypothèse de la succession de crises financières sérieuses, rattrapées mais, aucune des contradictions fondamentales de la finance de marché n’étant résolues, enchaînées selon un ordre de gravité croissante, jusqu’à la big one. Sous ce rapport, la première crise de la série n’aura pas pris un an pour se manifester puisque le grand krach boursier se produit en 1987… après le big bang de 1986. Puis elles se sont succédé à intervalle moyen de trois ans. Et nous voilà en 2007. 2007, n’est-ce pas, et pas 2010. Car le discours libéral n’a rien de plus pressé que de nous faire avaler l’idée d’une crise des dettes publiques tout à fait autonome, européenne dans son principe, et imputable à une fatalité d’essence de l’État impécunieux. Or le fait générateur est bien la crise de la finance privée, déclenchée aux États-Unis, expression d’ailleurs typique des contradictions de ce qu’on pourrait appeler, pour faire simple, le capitalisme de basse pression salariale, dans lequel la double contrainte de la rentabilité actionnariale et de la concurrence libre-échangiste voue la rémunération du travail à une compression continue et ne laisse d’autre solution à la solvabilisation de la demande finale que le surendettement des ménages. C’est cette configuration qui explose dans le segment particulier des crédits hypothécaires [plus connus sous le nom de subprimes] et qui va, en un an, déstabiliser tout le système financier étasunien, puis, interconnexions bancaires obligent, européen, jusqu’au moment Lehman. Là, on est au bord de l’effondrement total et il faut sauver les banques. Je dis « il faut sauver les banques », car la ruine complète du système bancaire nous ramène en cinq jours à l’équivalent économique de l’état de nature. Mais il ne s’agit pas de le sauver et puis rien ! Or c’est ce que font tous les gouvernements, en se contentant à partir de 2009 d’annoncer des projets de re-régulation où le ton martial le dispute à l’innocuité. Trois ans plus tard, la re-régulation financière n’a pas quitté le stade velléitaire – ce qui est tout à fait regrettable car le système bancaire est encore plus vulnérable qu’en 2007, alors que point une crise d’un format très supérieur… Entre-temps, les banquiers remis à flot jurent ne plus rien devoir à la société sous prétexte que la plupart d’entre eux ont remboursé les aides d’urgence reçues à l’automne 2008. Évidemment, pour rétablir leur bonne conscience en même temps que leurs bilans financiers, il leur faut feindre d’ignorer l’ampleur de la récession que le choc financier a laissée derrière lui. C’est de ce choc même que viennent dans un premier temps l’effondrement des recettes fiscales, l’envol mécanique des dépenses sociales, le creusement des déficits, l’explosion des dettes puis, dans un deuxième temps, les plans d’austérité… réclamés par la même finance qui vient d’être sauvée aux frais de l’État ! Donc, depuis 2010 et l’éclatement de la crise grecque, la finance rescapée massacre les titres souverains sur les marchés obligataires alors qu’elle aurait trépassé si les États ne s’étaient pas saignés pour la rattraper du néant. C’est tellement énorme que c’en est presque beau… Pour couronner le tout, les marchés exigent – et bien sûr obtiennent – des États des politiques de restriction coordonnées qui ont le bon goût de conduire au résultat exactement inverse de celui supposément recherché : la restriction généralisée est telle que les recettes fiscales s’effondrent aussi vite que les dépenses sont coupées, si bien qu’in fine les dettes croissent. Mais l’austérité n’est pas perdue pour tout le monde : son parfait prétexte, « le problème des dettes publiques », aura permis à l’agenda néolibéral d’engranger de spectaculaires progrès, inenvisageables en toute autre circonstance.
On l’a déjà compris, la leçon de choses est bien moins économique que politique. Elle est d’ailleurs tellement riche qu’on ne sait plus par quel bout l’attraper. Il y a, d’un côté, l’extraordinaire position de pouvoir conquise par l’industrie financière qui peut forcer les puissances publiques à son secours, puis aussitôt se retourner contre elles dans la spéculation sur les dettes souveraines, et pour finir refuser toute re-régulation sérieuse. Il y a, d’un autre, la force de l’agenda néolibéral qui, inflexible, poursuit sa route au milieu des ruines qu’il a luimême créées : jamais le néolibéralisme n’a connu si prodigieuse avancée qu’à la faveur de… sa crise historique, l’explosion des endettements publics ayant créé une formidable opportunité pour une entreprise de démantèlement de l’État social sans précédent, par plans d’austérité et « pacte pour l’euro » interposés. Où que le regard se tourne, il ne trouve que régressions phénoménales. Il y a enfin, et peut-être surtout, la crise historique de l’idée de souveraineté, attaquée de deux côtés. Du côté des marchés financiers, puisqu’il est maintenant évident que les politiques publiques ne sont pas conduites d’après les intérêts (seuls) légitimes du corps social, mais selon les injonctions des créanciers internationaux, devenus « corps social concurrent », tiers intrus au contrat social, ayant spectaculairement évincé l’une de ses parties. Et du côté de la construction européenne, puisque, en « bonne logique », il faut reconduire et approfondir ce qui s’est déjà montré toxique à souhait : en l’occurrence le modèle européen tel qu’il soumet les politiques économiques nationales, d’une part à la tutelle des marchés de capitaux, d’autre part à un appareil de règles dont le durcissement est en train de conduire à la dépossession complète des souverainetés au profit d’un corps de contrôleurs (la Commission) ou de contraintes constitutionnelles (« règles d’or »), et dont il faut simplement imaginer la dépression où elles nous auraient plongés, eussent-elles été appliquées dès 2008 – cellelà même en fait vers laquelle nous nous dirigeons gaillardement…
Mais peut-être la vraie leçon de choses commence- t-elle maintenant seulement car des forces énormes sont sur le point d’être déchaînées. Si, comme on pouvait le pressentir en fait dès 2010 au moment du lancement des plans d’austérité coordonnés, l’échec macroéconomique annoncé conduit à une vague de défauts souverains, l’effondrement bancaire qui s’ensuivra immédiatement (ou qui le précédera par un effet d’anticipation des investisseurs) sera, à l’inverse de celui de 2008, irrattrapable, en tout cas par les États puisque les voilà financièrement sur le flanc ; il ne restera plus que l’alternative de l’émission monétaire massive, ou de l’éclatement de la zone euro si la Banque centrale européenne (et l’Allemagne) se refuse à cette première solution. En un week-end, nous changerons littéralement de monde et des choses inouïes pourraient se produire : réinstauration de contrôles des capitaux, nationalisations flash, voire réquisition des banques, réarmement des banques centrales nationales – cette dernière mesure signant d’elle-même la disparition de la monnaie unique, le départ de l’Allemagne (suivie de quelques satellites), la constitution d’un éventuel bloc euro-sud, ou bien le retour à des monnaies nationales. Quand cette conflagration surviendra-t-elle ? Nul ne peut le dire avec certitude. On ne peut exclure qu’un sommet européen parvienne enfin à taper suffisamment fort pour calmer un moment la spéculation. Mais ce temps gagné n’empêchera pas la macroéconomie de faire son oeuvre : lorsque s’imposera, d’ici six à douze mois, le constat de la récession généralisée, ellemême résultat de l’austérité généralisée, et que les investisseurs verront monter irrésistiblement le flot des dettes publiques supposées devoir être arrêtées par les politiques restrictives, la conscience de l’impasse totale qui se fera à ce moment entraînera les opérateurs à nommer eux-mêmes une « capitulation », c’est-à-dire une ruée massive hors des compartiments obligataires et, par le jeu des mécanismes de propagation dont la finance libéralisée a le secret, une dislocation totale des marchés de capitaux tous segments confondus.
Et pendant ce temps les tensions politiques s’accumulent – jusqu’au point de rupture ? Comme tous les seuils critiques du monde social-historique, on ne sait pas ex ante où il se trouve ni ce qui détermine son franchissement. La seule chose qui soit certaine est que la dépossession généralisée de la souveraineté (par la finance, par l’Europe néolibérale) travaille en profondeur les corps sociaux et qu’il s’en suivra nécessairement quelque chose – et là encore on ne sait pas quoi. Le meilleur ou le pire. On sent bien qu’il y aurait matière à réécrire une version actualisée de La Grande Transformation de Polanyi, en reprenant cette idée que les corps sociaux agressés par les libéralismes finissent toujours par réagir, et parfois brutalement – à proportion, en fait, de ce qu’ils ont préalablement enduré et « accumulé ». Dans le cas présent, ce n’est pas tant la décomposition individualiste corrélative de la marchandisation de la terre, du travail et de la monnaie qui pourrait susciter cette violence réactionnelle, mais l’insulte répétée faite au principe de souveraineté comme élément fondamental de la grammaire politique moderne. On ne peut pas laisser les peuples durablement sans solution de souveraineté, nationale ou autre, peu importe, faute de quoi ils la récupéreront à toute force et sous une forme qui éventuellement ne sera pas belle à voir.
RdL : Est-ce que le terme « néolibéralisme » est utile et approprié pour désigner ce qui fait la singularité de tout ou partie des transformations contemporaines du capitalisme ? Qu’est-ce qui caractérise le néolibéralisme, et quel rôle jouent la finance et la dette dans la logique qui est la sienne ? Curieusement, comme l’a souligné Maurizio Lazzarato3, Michel Foucault, dans sa généalogie de la pensée néolibérale qui a contribué à mieux saisir la nouveauté du néolibéralisme, à ne plus voir en lui qu’un retour au laisser-faire du xixe siècle, n’accorde pas le moindre rôle à la question de la finance et de la dette…
FL : Il ne m’a jamais semblé très pertinent de juger un propos à travers ce qu’il laisse de côté sauf évidemment à ce que le manque ait visiblement valeur de symptôme ou bien à ce qu’il nuise décisivement à l’intention démonstrative de l’auteur. On aura donc du mal à reprocher à Foucault de ne pas avoir fait le tour complet du néolibéralisme, à plus forte raison à l’époque où le cours Naissance de la biopolitique est prononcé, alors qu’on en est encore au tout début du processus et qu’il aurait fallu une redoutable prescience pour en anticiper tous les développements à venir – je rappelle par exemple que l’effondrement du taux d’épargne des ménages étasuniens et l’envol de leur taux d’endettement, fait caractéristique par excellence du capitalisme néolibéral, ne se produisent qu’à partir de 1984-1985 ; en France il faudra attendre le milieu des années 1990, moment de l’installation dans un régime de mondialisation « franche ». Pour autant, Maurizio Lazzarato a incontestablement raison sur une chose : si l’on comprend le néolibéralisme non pas comme simple configuration de licences étendues mais comme régime de normalisation positive, alors, évidemment, il faut y inclure tous les effets de la dette. Je vais avoir l’air de faire dans l’oecuménisme facile (et pourtant je le pense vraiment !) : il faut moins reprocher à Foucault d’avoir oublié l’endettement et la finance – qu’il pouvait difficilement voir – que savoir gré à Lazzarato de les avoir ajoutés au tableau d’ensemble. Reste la question de savoir si la période actuelle tombe entièrement et exclusivement sous le concept du néolibéralisme tel qu’il nous est livré par la pensée foucaldienne. Sur ce point, je serais un peu plus réservé. Il est bien certain que l’insistance de Foucault à défaire une vue des institutions ne les connaissant que sous l’espèce de la négativité, pour les faire enfin apparaître dans la positivité de leur production normative, permet de saisir une caractéristique très profonde de la période actuelle – les secteurs de la société soumis au fléau du pouvoir normalisateur de l’évaluation en savent quelque chose. Et il était sans doute utile d’apercevoir cette productivité des institutions, notamment étatiques, pour ne pas commettre l’erreur consistant à assimiler le néolibéralisme à un libéralisme classique simplement intensifié – « ultra » comme on l’a beaucoup dit. Qu’il y ait du nouveau dans ce « libéralisme »-là, justifiant pleinement son préfixe, n’est donc pas douteux, et s’il était probablement nécessaire au début de « tordre le bâton dans l’autre sens », il ne faudrait pas non plus oublier tout ce que le régime actuel a conservé du libéralisme classique entendu comme abattement des dispositifs de contention permettant de retenir l’élan des puissances privées. Je ne partage donc pas l’idée que la lecture « libéraliste » du néolibéralisme était un contresens total. À l’évidence, elle manque la positivité normalisatrice du « néo » et l’instauration d’un régime très particulier de disciplinarisation, mais elle saisit néanmoins le prolongement et l’approfondissement des traits du libéralisme le plus classique : défaire les cadres institutionnels, réglementaires, et légaux qui contraignaient les actions des agents et les retenaient – pour les plus puissants en tout cas – de pousser leur avantage au-delà d’un certain seuil affecte décisivement la distribution des ressources de pouvoir dans la société et notamment le rapport de force capital-travail. Il est très clair que ce rapport change du tout au tout selon que l’on passe d’une économie où des droits de douane font régner un protectionnisme modéré, où le régime des investissements directs est sous contrôle strict, la finance rigoureusement encadrée et compartimentée dans des espaces réglementaires nationaux, les banques surveillées et (souvent) nationalisées, la Bourse et le pouvoir actionnarial quasi inexistants, à une économie où le libre-échange fait jouer le plus violemment possible la concurrence entre espaces à standards socio-productifs abyssalement différents, où le régime des investissements directs totalement libéralisé déchaîne le chantage aux délocalisations, où la finance est déréglementée (là, est-il besoin de s’appesantir ?), et où le pouvoir actionnarial règne en maître sur les entreprises. Or les dynamiques économico-politiques qui se mettent en place du fait de ces transformations structurelles procèdent d’abord très classiquement de la libération des élans de puissance privés, du fait de l’abaissement des retenues institutionnelles ; soit pour le dire plus simplement : d’une extension du laisser-faire, et ceci même si cette extension ne s’opère pas sponta sua mais suppose l’intervention déréglementatrice, exogène, des politiques publiques, nationalement ou par traités européens, accords et organismes internationaux (OMC, AGCS, etc.) interposés. Il reste en tout cas que bon nombre des phénomènes de la période actuelle relèvent en premier lieu de cet effet d’élargissement de l’ensemble stratégique des agents – quelle est la latitude des actions licites qui s’offrent à eux ? – de telle sorte, évidemment, qu’il ne profite qu’aux plus puissants. Dès lors que ces derniers peuvent faire des choses qui leur étaient interdites, ils les feront s’ils peuvent en tirer avantage. Si délocaliser (ou menacer de le faire) aide à gagner sur le niveau des salaires et les conditions de travail, ils délocaliseront ; si l’injonction d’extraire toujours plus de rentabilité des capitaux propres permet d’intensifier la productivité, ils enjoindront, et ainsi de suite. Pour autant, il y a moins à opposer les effets du « néo » et du « vétéro » qu’à les articuler : c’est l’effet « laisser-faire » qui soutient l’effet « normalisation ». Il faut avoir d’abord entamé la négativité des cadres institutionnels pré-existants, et que les dominants aient étendu leur ensemble stratégique, pour pouvoir instaurer de nouvelles positivités normalisatrices. Les normes de l’évaluation qui ravagent tant de secteurs de la société trouvent sans doute pour partie leur origine dans la révolution financière qui a imposé et diffusé un peu partout ses propres schèmes normatifs – rating, reporting, benchmarking… Le paradigme de l’évaluation permanente, c’est la finance libéralisée – qui, comme son nom l’indique, a été… libéralisée ! Pour que ces schèmes apparaissent, il a d’abord fallu abattre des barrières qui restreignaient la latitude stratégique des investisseurs. Décompartimenter, déréglementer, désintermédier, dénationaliser ont été les prérequis de la nouvelle positivité normalisatrice de la finance, et toutes ces actions ont à voir avec la question – négative – des limites. Si bien qu’il faudrait peut-être se donner un nouveau concept de la configuration présente du capitalisme : il s’agit non pas simplement de néolibéralisme au sens foucaldien que le terme a désormais pris, mais, le bâton tordu et puis détordu, de quelque chose qui ferait les parts égales du « néo » et de l’« ultra ».
RdL : Il y a quelque chose d’assez « fou », d’assez ahurissant dans tout cela, dans notre incapacité collective à arrêter la catastrophe en cours. Est-ce que le qualificatif de « suicidaires », appliqué aux « élites » politiques et économiques, est approprié ? Comment une telle hybris est-elle sociologiquement possible ? Comment se fabriquent des élites aussi « folles » ?
FL : En général, il est de bonne méthode de ne recourir que le plus tard possible, et même préférablement pas du tout, aux catégories de la psychopathologie pour rendre compte d’un phénomène social, mais il faut bien reconnaître que dans le cas présent on ne peut pas s’empêcher d’y songer… Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx, mi-consterné, mi-sarcastique, soulignait déjà l’incapacité de la bourgeoisie à dépasser ses intérêts les plus « bornés et malpropres ». Un siècle et demi plus tard on ne peut toujours pas dire que la rationalité, fût-elle celle des intérêts particuliers des dominants, soit le moteur de l’histoire. D’une certaine manière, il faut en prendre la meilleure part : après tout, la catastrophe étant sans doute le mode historique le plus efficace de destruction des systèmes de domination, l’accumulation des erreurs des « élites » actuelles, incapables de voir que leurs « rationalités » de court terme soutiennent une gigantesque irrationalité de long terme, est cela même qui nous permet d’espérer voir ce système s’écrouler dans son ensemble.
Il est vrai que l’hypothèse de l’hybris, comprise comme principe d’illimitation, n’est pas dénuée de valeur explicative. C’est d’ailleurs une façon d’en revenir à la discussion précédente sur le néolibéralisme, ou plutôt sur ce qui subsiste en lui de « vétéro », et même d’« ultra ». Car c’est bien l’abattement des dispositifs institutionnels de contention des puissances qui pousse irrésistiblement les puissances à propulser leur élan et reprendre leur marche pour pousser l’avantage aussi loin que possible. Et il y a bien quelque chose comme une ivresse de l’avancée pour faire perdre toute mesure et réinstaurer le primat du « malpropre » et du « borné » dans la « rationalité » des dominants. Ainsi, un capitaliste ayant une vue sur le long terme n’aurait pas eu de mal à identifier l’État-providence comme le coût finalement relativement modéré de la stabilisation sociale et de la consolidation de l’adhésion au capitalisme, soit un élément institutionnel utile à la préservation de la domination capitaliste – à ne surtout pas bazarder ! Évidemment, sitôt qu’ils ont senti faiblir le rapport de force historique, qui au lendemain de la seconde guerre mondiale leur avait imposé la Sécurité sociale – ce qui pouvait pourtant leur arriver de mieux et contribuer à leur garantir trente années de croissance ininterrompue –, les capitalistes se sont empressés de reprendre tout ce qu’ils avaient dû concéder. Aux États-Unis, les conservateurs, qui n’ont pas peur de se montrer pour ce qu’ils sont, ont donné à cette perspective de reconquête son nom le plus clair : « a roll back agenda… »
Il faudrait pourtant s’interroger sur les mécanismes qui, dans l’esprit des dominants, convertissent des énoncés d’abord grossièrement taillés d’après leurs intérêts particuliers en objets d’adhésion sincère, endossés sur le mode la parfaite généralité. Et peut-être faudrait-il à cette fin relire la proposition 12 de la partie III de l’Éthique de Spinoza selon laquelle « l’esprit s’efforce d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir de son corps », qu’on retraduirait plus explicitement en « nous aimons à penser ce qui nous réjouit (ce qui nous convient, ce qui est adéquat à notre position dans le monde, etc.) ». Nul doute qu’il y a une joie intellectuelle particulière du capitaliste à penser d’après la théorie néoclassique que la réduction du chômage passe par la flexibilisation du marché du travail. Comme il y en a une du financier à croire à la même théorie néoclassique, selon laquelle le libre développement de l’innovation financière est favorable à la croissance. Le durcissement en énoncés à validité tout à fait générale d’idées d’abord manifestement formées au voisinage immédiat des intérêts particuliers les plus grossiers trouve sans doute dans cette tendance de l’esprit son plus puissant renfort. C’est pourquoi la distinction des cyniques et des imbéciles est de plus en plus difficile à faire, les premiers mutant presque fatalement pour prendre la forme des seconds. À bien y regarder, on ne trouve guère d’individus aussi « nets » – il faudrait dire aussi intègres – que le Patrick Le Lay de TF1 qui, peu décidé à s’embarrasser des doctrines ineptes et faussement démocratiques de la « télévision populaire », déclarait sans ambages n’avoir d’autre objectif que de vendre aux annonceurs du temps de cerveau disponible ; rude franchise dont je me demande s’il ne faut pas lui en savoir gré : au moins, on sait qui on a en face de soi, et c’est une forme de clarté loin d’être sans mérite.
Pour le reste, il y a des résistances doctrinales faciles à comprendre : la finance, par exemple, ne désarmera jamais. Elle dira et fera tout ce qu’elle peut pour faire dérailler les moindres tentatives de re-réglementation. Elle y arrive fort bien d’ailleurs ! Il n’est que de voir l’effrayante indigence des velléités régulatrices pour s’en convaincre, comme l’atteste le fait que, depuis 2009, si peu a été fait que la crise des dettes souveraines menace à nouveau de s’achever en un effondrement total de la finance internationale. Pour le coup, rien n’est plus simple à comprendre : un système de domination ne rendra jamais les armes de lui-même et cherchera tous les moyens de sa perpétuation. On conçoit aisément que les hommes de la finance n’aient pas d’autre objectif que de relancer pour un tour supplémentaire le système qui leur permet d’empocher les faramineux profits de la bulle et d’abandonner les coûts de la crise au corps social tout entier, forcé, par puissance publique interposée, de venir au secours des institutions financières, sauf à périr lui-même de l’écroulement bancaire. Il faut simplement se mettre à leur place ! Qui, en leur position, consentirait à renoncer ? Il faudrait même dire davantage : c’est une forme de vie que ces hommes défendent, une forme de vie où entrent aussi bien la perspective de gains monétaires hors norme que l’ivresse d’opérer à l’échelle de la planète, de mouvementer des masses colossales de capitaux, pour ne rien dire des à-côtés les plus caricaturaux, mais bien réels, du mode de vie de l’« homme des marchés » : filles, bagnoles, dope. Tous ces gens n’abandonneront pas comme ça ce monde merveilleux qui est le leur, il faudra activement le leur faire lâcher.
C’est en fait à propos de l’État que le mystère s’épaissit vraiment. Préposé à la socialisation des pertes bancaires et au serpillage des coûts de la récession, littéralement pris en otage par la finance dont il est condamné à rattraper les risques systémiques, n’est-il pas celui qui aurait le plus immédiatement intérêt à fermer pour de bon le foutoir des marchés ? Il semble que poser la question ainsi soit y répondre, mais logiquement seulement, c’est-à-dire en méconnaissant sociologiquement la forme d’État colonisé qui est le propre du bloc hégémonique néolibéral : les représentants de la finance y sont comme chez eux. L’interpénétration, jusqu’à la confusion complète, des élites politiques, administratives, financières, parfois médiatiques, a atteint un degré tel que la circulation de tous ces gens d’une sphère à l’autre, d’une position à l’autre, homogénéise complètement, à quelques différences secondes près, la vision du monde partagée par ce bloc indistinct. La fusion oligarchique – et il faudrait presque comprendre le mot en son sens russe – a conduit à la dé-différenciation des compartiments du champ du pouvoir et à la disparition des effets de régulation qui venaient de la rencontre, parfois de la confrontation, de grammaires hétérogènes ou antagonistes. Ainsi par exemple a-t-on vu, aidé sans doute par un mécanisme d’attrition démographique, la disparition de l’habitus de l’homme d’État tel qu’il a pris sa forme accomplie au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’expression « homme d’État » n’étant pas à comprendre au sens usuel du « grand homme » mais de ces individus porteurs des logiques propres de la puissance publique, de sa grammaire d’action et de ses intérêts spécifiques. Hauts fonctionnaires ou grands commis, jadis hommes d’État parce que dévoués aux logiques de l’État, et déterminés à les faire valoir contre les logiques hétérogènes – celles par exemple du capital ou de la finance –, ils sont une espèce en voie de disparition, et ceux qui aujourd’hui « entrent dans la carrière » n’ont pas d’autre horizon intellectuel que la réplication servile (et absurde) des méthodes du privé (d’où par exemple les monstruosités du type « RGPP », la Révision générale des politiques publiques), ni d’autre horizon personnel que le pantouflage qui leur permettra de s’intégrer avec délice à la caste des élites indifférenciées de la mondialisation. Les dirigeants nommés à la tête de ce qui reste d’entreprises publiques n’ont ainsi rien de plus pressé que de faire sauter le statut de ces entreprises, conduire la privatisation, pour aller enfin rejoindre leurs petits camarades et s’ébattre à leur tour dans le grand bain des marchés mondiaux, de la finance, des fusions-acquisitions – et « accessoirement » des bonus et des stock-options.
Voilà le drame de l’époque : c’est qu’au niveau de ces gens qu’on continue à appeler – on se demande pourquoi tant leur bilan historique est accablant – des « élites », il n’y a plus nulle part aucune force de rappel intellectuelle susceptible de monter un contre-discours. Et le désastre est complet quand les médias eux-mêmes ont été, et depuis si longtemps, emportés par le glissement de terrain néolibéral ; le plus extravagant tenant à la reconduction des éditorialistes, chroniqueurs, experts à demi vendus et toute cette clique qui se présente comme les précepteurs éclairés d’un peuple nativement obtus et « éclairable » par vocation. On aurait pu imaginer que le cataclysme de l’automne 2008 et l’effondrement à grand spectacle de la finance conduirait à une non moins grande lessive de tous ces locuteurs émergeant en guenilles des ruines fumantes, mais rien du tout ! Pas un n’a bougé ! Alain Duhamel continue de pontifier dans Libération ; le même journal, luttant désespérément pour faire oublier ses décennies libérales, n’en continue pas moins de confier l’une de ses plus décisives rubriques, la rubrique européenne, à Jean Quatremer qui a méthodiquement conchié tous ceux qui dénonçaient les tares, maintenant visibles de tous, de la construction néolibérale de l’Europe. Sur France Inter, Bernard Guetta franchit matinée après matinée tous les records de l’incohérence – il faudrait le reconduire à ses dires d’il y a cinq ans à peine, je ne parle même pas de ceux de 2005, fameuse année du traité constitutionnel européen… L’émission hebdomadaire d’économie de France Culture oscille entre l’hilarant et l’affligeant en persistant à tendre le micro à des gens qui ont été les plus fervents soutiens doctrinaux du monde en train de s’écrouler, parmi lesquels Nicolas Baverez par exemple, sans doute le plus drôle de tous, qui s’est empressé de sermonner les gouvernements européens et de les enjoindre à la plus extrême rigueur avant de s’apercevoir que c’était une ânerie de plus. Et tous ces gens plastronnent dans la plus parfaite impunité, sans jamais que leurs employeurs ne leur retirent ni une chronique ni un micro, ni même ne leur demandent de s’expliquer ou de rendre compte de leurs discours passés. Voilà le monde dans lequel nous vivons, monde de l’auto-blanchiment collectif des faillis.
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